lundi 25 mai 2015

Deuil du sang perdu (complet)

Il est terminé.



Aphorisme d'ouverture
L’homme bourré aura cependant toujours l’esprit assez clair pour se dire :
Il faut que je continue à boire.

 

Deuil du Sang Perdu
C’est l’histoire d’une personne avec un grand trou dans le ventre.
 

Ah dame, je me doutais bien que je ne réussirais que ça. Et j’avais de trop grands espoirs, car rien n’était garanti… Mais cela m’est acquis – cette galerie est fraîche, j’y suis seul et sans aide. Je vois mon sang se perdre sur le sol et en fais le deuil, goutte à goutte.
Mon avenir n’était pas de ceux vernissés, et je ne marchais pas vite pour m’en aller quérir un. J’ai vu cet homme qui errait comme moi, mais, trop déçu ou peut-être fou, il marchait armé. J’avais encore quelques deniers de chez mes parents pour ma subsistance, et pour la sienne il m’a percé d’un trait.


À présent fais le deuil de ta vie de merde, me dis-je, et serre le poing gauche – sens-tu la coupure que tu presses ainsi au creux de ta paume ? Elle est honteuse, mais cette honte s’effacera avec toi. La main au ventre fouille l’ouverture et entre de plein pied dans les conforts inconnus. La lumière s’éloigne : je m’enveloppe de velours noir, m’y glisse et m’y endors, étouffé dans ses parois douces.
 

Ma longue chute commence dans les conforts inconnus. On m’a dit qu’elle n’avait pas de fin, que les parois douces frotteraient et réchaufferaient mon petit corps encore et toujours. Je tombe, encore et toujours dans le velours noir, mais une perception m’agace. La chaleur promise devient-elle brûlante ? Ma longue chute s’accélère. Ma peau se consume là où elle n’est pas ouverte ; le velours me pique, les poils en sont longs et se collent et sèchent et s’arrachent. Le fil collé s’arrache comme d’un ouvrage de couture, et je me découds. Les conforts incessants vont crescendo et sans constance.
 

La douleur me reprend, et j’entends des choses qui s’affairent. Mes yeux émergent comme d’une eau troublée, et je vois les choses. Cinq choses penchées sur moi ; pas de bouche, ou bien une large bouche blanche ? Et de fines mains d’acier qui s’affairent sur mon tiers médian. Mon tiers médian, gonflé et inerte comme une pierre, qui ne me renvoie plus rien.
 


La brume se dissipe ; mes sens s’éclaircissent ;

L’évidence s’impose, et j’implore sans espoir :


« Je n’ai pas choisi de partir, mais ne me ramenez pas. »

 
Isoetes ongulata ssp. semperniger
C’est l’histoire d’un homme assis qui trépigne d’impatience.

 
Au milieu des parcelles de junkies éructantes et trébuchantes, il y avait un homme qui tenait droit. Son nom était Raoul et André, le drogueur. 


Raoul et André glissait parmi eux avec à la main une mallette d'un noir lisse, d'un coin s'écoulait un noir visqueux. Autour de lui ils léchaient, les yeux rougis, les gouttes évadées. Il marchait vers le repaire de vieux routards du voyage immobile sis dans une cave noire voûtée, sous une enseigne faite de faisceaux de néons clairs. 

Je l'attendais et n'allais pas avoir à me contenter des gouttes. Il poussa les opiacés et les tabagés, les cokiens et alcoolémites qui encombraient la table pour ouvrir sa mallette noir lisse. 

Des Isoetes ongulata de la variété semperniger, fraîchement pêchés dans les marais du délire, petites pelotes de rubans dégoulinants d'une humeur noir visqueux qui protégeait la chose du dessèchement et nourrissait l'imaginaire. Je recueillis la plante au creux de ma main gauche et suçai une des feuilles, je n'avais pas le choix puisqu'on me la tendait. 

Le végétal saigné collait et ballottait dans ma paume. Les humeurs noires me donnaient l'impression d'être immergé dans un bassin de matières molles, et jusque sous les ongles et jusque dans le creux des gencives, partout cette pourriture magnifique et triomphante s'insinuait avec force, la morve sombre m'enivrait de rêves de suie et d'humidité. 

Le drogueur se troublait, la salle aussi. Ma chaise me donnait l'impression d'être molle et j'enfonçai dans l'assise, et des taches noires parsemèrent les lumières. Le drogueur ricana. Non, le noir ricana. Dans la vase qui recouvrait maintenant ma vue, des songes se mettaient en place, et puis il se retira en me laissant seul devant un voile d'encre. 

Un tunnel de gelée sombre, je parcourais les conforts bétonnés. Les faisceaux de matières molles serpentaient en cadence faible comme l'artère d'une horloge, ils m'indiquaient le bout du couloir où le sombre était plus clair. Je sortis dans une pièce ronde ou cardiée, une assemblée de choses diverses cadençait au milieu en agitant des faisceaux de griffes rigides.

Étiez-vous des drogueurs comme Raoul et André? Nous n'en étions plus, disiez-vous. Étiez-vous donc des rêves sans substrat? Probablement. N'aviez-vous donc aucune attache hors les conforts bétonnés? Aucune de connue, nous avions perdu le compte des mondes traversés. Pouviez-vous faute de mieux me rendre l'expérience agréable? Certes, répondiez-vous tout en vous pressant contre moi. 

La plante visqueuse ballottait dans ma paume, les démons plantèrent des tubes rigides dans le substrat et, autour, dans les raies et je n'étais plus que fibres. L'assise était pâteuse maintenant, j'y enfonçais peu et grassement. Je me tirai vers la voûte. 

Mais déjà la poisse noire s'éclaircissait et se faisait moins... poisseuse? Les griffes me retenaient encore, je me débarrassai de mes fibres. Les démons trébuchèrent en hurlant, au fond du bassin de matières molles, et je nageai vers la surface et j'émergeai un poing rouge, le gauche. La poisse déjà s'éclaircissait et se faisait plus fluide, elle se faisait huile de couleur et séchait en plaques carmin. Les griffes étaient derrière et je m'agitais dans la poisse rouge. Des mots! Tout en élevant le poing j'entendis des mots et une tache de lumière jaune. 

Autotomie, Raoul et André, c'est bien ce que tu m'as dit? Autotomie, ce fut un beau voyage. Je sentais maintenant le creux de mes côtes, défait de toutes fibres et très creux. Autotomie, la poisse rouge s'écoule toujours, autotomie, semperruber. Merci Raoul et André, ce fut un beau voyage.

Fin de diapause

C’est l’histoire d’un homme qui, au sortir d’une nuit froide, reboutonne sa chemise et fait face à l’aube.


-Nous y voilà : j’émerge du coma et je me lisse le poil en essayant de prendre un air assuré. Ça ne me convainc pas, et je n’espère plus guère convaincre d’autres.


J’ai laissé fuir ma raison pour une personne, en répandant partout de cette matière répugnante ; et aujourd’hui je courbe l’échine, tentant de rassembler ce qui s’est écoulé au sol. Je vois certes plus le sol que mes débris, déjà absorbés dans l’humus ou bien perdus entre des lattes du parquet. Mes ongles sont encore trop courts pour fouiller l’interstice, et je me souviens m’être blessé parfois en y trouvant des échardes ou des épingles oubliées, qui se logeaient dans ma chair. Pour cela encore je veux bien y mettre du temps et des efforts, mais ce à quoi j’ai échoué face à l’autre ne m’inspire plus guère. J’admets enfin l’impossibilité absolue d’entretenir des relations avec des êtres humains. L’avenir est dort pour ceux qui ignorent leurs semblables, et le sommeil est doux.

Entends-moi bien, je retourne me coucher, et je t’invite à suivre mon geste.

-Pitié non, ne retourne pas te coucher ; il y a une déesse qui traîne par ici et le danger est certain. Pourquoi fuis-tu le danger ? Il y a tant à gagner à se livrer à l’ennemi. Déposer les armes, offrir ce qu’on possède d’un air digne et se satisfaire de la réaction. Des vainqueurs, il en est de tendres !
Mon vieux, il est vrai, je me lasse, car tu réfléchis trop, et il me pèse de devoir me lever chaque jour pour te découvrir chaque jour le même, avec les mêmes lamentations, les mêmes questions irrésolues. Livre-toi enfin à l’ennemi, car je crois qu’il t’attend ; et il est près de se lasser d’attendre, lui aussi. N’essaie jamais de trouver un consensus, car ce n’est pas ce que tu cherches ; ce que tu cherches est par essence conflictuel. Prends tout, ou rends tout. Le temps t’est compté !


-Ta lumière me démange. Ne l’applique pas trop longuement. Veux-tu bien entendre ? Je me suis regardé, et j’en ai regardé d’autres. Deux cas : je suis en-dessous d’eux et je me sens bas ; je suis de leur niveau et je me sens bas. Tous mes espoirs couchés à terre comme des herbes dans le vent, j’ai préféré m’abaisser, retrouver le confort du sol avec un spasme nerveux entre le rire et le sanglot.


-Regarde-la, où est-elle ? Déjà partie.
Que la diapause prenne fin très vite. Le sommeil commence déjà à te souder les paupières.
 

Le chien à l’attache
C'est l'histoire d'un chien qui, abandonné sur le bord de la route, pense à ce qu'il a perdu et à la place que cela lui laisse pour aller quérir autre chose. 


Oh mon maître, je te remercie de ne pas m'avoir gardé par pitié. 

Toi grâce à qui j'ai connu les longs jours solitaires passés dans l'impatience de ton retour, les retrouvailles quotidiennes et toujours décevantes - oh mon maître, je haïssais si souvent ces conversations du soir, où je forçais mes traits dans l'espoir d'un su-sucre de ta part. Disais-je, aussi loin que je me souvienne je n'ai jamais rien connu de plus agréable. L'attente tout le jour, ponctuellement des réconforts le soir, et l'amertume durant la nuit, je crois que cette amplitude me plaisait, et à jamais je te serai reconnaissant de m'en avoir ouvert l'accès. 
Oh, les longs jours solitaires, Dieu sait que je les connaissais avant, mon cher maître, mais alors je n'attendais rien, et n'avais jamais ni joie ni désappointement. J'avais toujours été seul et triste, et il m'a fallu ne plus l'être au moins une fois pour m'en rendre compte. Pour cela aussi, je te remercie. 
Oh mon maître, rassure-toi, ce n'est pas toi qui m'as attaché, ce n'est pas toi qui m'as abandonné. Moi seul me suis abandonné à toi - avant de me laisser seul ici. L'attache ? Je t'ai demandé cette faveur, tu ne me l'as pas accordée, alors j'ai fait le noeud moi-même, là où j’ai pu le faire. 

Je ne veux plus te retrouver, mon maître, mais ne m'en veux pas - au-delà, ne t'en veux pas. Ronger mes liens ? Si seulement j'en étais capable, je rongerais la patte même qui me retient au piquet, je mordrais de mes dents ma chair (que je maudis), comprimerais à l'en rompre l'articulation jusqu'au craquement libérateur. Oserais-je, mon maître ? J'ai tenté une fois et en ai ressenti une grande honte. Tant de moyens de ne pas te faire honneur, mon maître. Je ne me permettrai plus. 

Je mets mes crocs à ton seul service, mon maître, car je mordrai les passants à l'endroit où je me suis laissé. Je les mettrai à terre en leur brisant la jambe, et je disposerai d'eux pour tout usage. Car garde ceci à l'esprit, je suis un stupide personnage, un idiot qui t'aimait et dont le plus grand trait de sagesse fut de se laisser éloigner de toi. Je resterai un temps au bout de cette laisse à manger, à petites gorgées, de la chair d'inconnu - je la mangerai pour te faire honneur, toi qui fus mon maître, un honneur ponctuel et sincère de la sorte que je me suis vu offert en ta compagnie. 


Et un jour j'aurai maigri assez pour me défaire sereinement de cette attache.




TdK 2014-2015